Le coronavirus s’«ajoute» à la misère!

Agathe Pellerin a été interviewée par Hélène Ruel.  Le texte de l’entrevue est tiré du Cyber-Bulletin 9.9 de l’AQANU  (avril 2020)

Originaire de Sainte-Sophie-d’Halifax et vivant en Haïti depuis plus de 40 ans, Agathe Pellerin répond à nos questions sur les incidences de la COVID-19 en Haïti. Elle est une précieuse alliée de l’AQANU-Bois-Francs pour les projets que l’association soutient à Pilate.

Question : Est-ce que la campagne de prévention atteint la population haïtienne?

Réponse : Je dois rappeler que je travaille au ministère de la Santé publique en Haïti, je suis donc assez bien informée de la situation. La campagne de prévention a commencé depuis près de deux mois, elle s’est intensifiée depuis un mois et beaucoup plus depuis que les deux premiers cas ont été déclarés le jeudi 19 mars 2020 (il y 15 cas en date du 28 mars). Il y a plus d’un mois, les stations de radio n’avaient pas de messages uniformes, mais maintenant tout le monde passe les mêmes messages de prévention. La majorité des Haïtiens écoutent la radio et entendent les messages. On peut dire que la population connaît les messages. Mais de là à les mettre en pratique, c’est toute une différence, car les changements de comportement ne se font pas en un seul jour. Dans mon entourage les gens ne se donnent plus la main et ne font plus la bise (deux habitudes bien ancrées en Haïti), mais je ne sais pas pour les zones éloignées en milieu rural si ces changements sont en cours. Pour ce qui est du lavage des mains avec savon, des efforts sont faits par les autorités pour placer des postes de lavage des mains un peu partout en ville, mais ce n’est pas suffisant. Pour ce qui est du Purell (gel antibactérien), comme alternative, ce n’est pas vraiment un produit à la portée de la majorité des Haïtiens. Dans certaines institutions comme à l’entrée des banques, on utilise des mélanges préparés avec de l’alcool à l’arrivée des clients.

Le ministère de la Santé organise plusieurs formations pour les journalistes, les leaders des organisations et le personnel de santé afin d’assurer la transmission des bons messages. Cependant, comme partout ailleurs, il y a toujours des «faux» messages ou des «rumeurs» qui circulent sur les réseaux sociaux et la plupart des gens ne peuvent pas faire la différence entre ce qui est vrai et ce qui n’est pas vrai.

Le ministère de la Santé prépare une intensification de la campagne avec des «Sound Trucks» (mobiles) qui commencent à passer des messages à Port-au-Prince et qui vont continuer dans tous les coins du pays; mais cela va prendre encore quelques jours avant que cela puisse se concrétiser.

Question : Prend-on les consignes… et le virus au sérieux? Dans un pays qui vit tant d’agitation, de violence et de misère… on se demande comment la menace d’un virus peut être envisagée.

Réponse : Les Haïtiens ont très peur du virus. Pour plusieurs d’entre eux, c’est une maladie qui peut arriver à n’importe qui et on en meurt; même si on leur explique que le virus doit d’abord «entrer en Haïti» avant qu’il puisse se propager. Comme anecdote sur ce sujet (avant la déclaration des deux premiers cas le 19 mars dernier) plusieurs de mes collègues avaient encore de la difficulté à comprendre que le «virus doit d’abord entrer dans le pays». Imaginons pour la majorité de la population! Maintenant que le virus est en Haïti, vraiment TOUT LE MONDE A PEUR. La plupart des gens savent comment il se transmet, mais plusieurs situations de la vie de tous les jours ne permettent pas l’application des consignes. Le meilleur exemple est le transport en commun avec les «tap-tap» (petits pick up) qui transportent plus d’une quinzaine de personnes entassées sur deux bancs. Les gens n’ont pas beaucoup d’alternatives : soit le taxi moto qui coûte plus cher, ou la marche.

Prendre les consignes au sérieux est une autre histoire. Comme dans les autres pays (ce que je lis dans les nouvelles), même si la grande majorité va prendre les consignes au sérieux, il y aura toujours des gens qui ne les appliqueront pas. Par exemple, une des premières consignes à la suite de la déclaration des deux premiers cas était le couvre-feu entre 20 heures et 5 heures. Eh bien, il y avait encore beaucoup de monde dans les rues le premier soir avec les marchandes et les taxis motos. Le Président a dû renforcer les messages et annoncer que des amendes seront données aux personnes qui seront dans les rues après 20 heures. En date du 28 mars, il y a encore des gens dans les rues le soir…

Je suppose que cela va prendre du temps pour que l’ensemble des consignes soient appliquées. On a aussi conseillé la «distanciation sociale», mais on pense que plusieurs bureaux, les banques, les supermarchés, les marchés publics avec la promiscuité des vendeurs et clients, etc. auront de la difficulté à appliquer cette consigne.

Question : Dans le quotidien (le tien et celui des autres), qu’est-ce que cette crise ajoute comme contraintes?

Réponse : C’est bien de dire «ce que cette crise AJOUTE», car Haïti vit déjà la crise de l’insécurité avec les gangs de rue et les kidnappings. Cela fait plusieurs mois que je limite mes déplacements à trois endroits : travail, maison et supermarché.

Dans mon quotidien, il n’y aura pas beaucoup de nouveau, mais je ferai plus attention au supermarché pour être plus loin des gens et me désinfecter les mains plus souvent. D’ailleurs, la semaine dernière les supermarchés nettoyaient les chariots avant de les remettre aux clients. Au bureau (Ministère de la Santé publique) j’anticipe que le travail va augmenter, car une des consignes pour les bureaux de l’État est que les cadres doivent faire un roulement pour éviter qu’il y ait trop de monde en même temps dans les espaces de travail. Nous continuons à utiliser l’application «Whatsapp» pour la communication entre collègues et amis, ce que tous les Haïtiens faisaient déjà. En passant, le «télétravail», ce n’est pas pour Haïti, car la majorité des gens n’ont pas de portables, ni d’Internet à la maison et encore moins d’électricité, disponible seulement entre 4 à 5 heures par jour.

Comme je le disais plus haut, la majorité des Haïtiens seront très affectés par ces nouvelles contraintes, car la plupart doivent utiliser les transports en commun et s’approvisionner dans les marchés publics. Les prochains jours nous diront si les habitudes vont changer et si plus de gens vont choisir de se déplacer à pied.

Question : Quels sont les effets de la fermeture de la frontière avec la République Dominicaine?

Réponse : En fait, la frontière est fermée pour les personnes, mais pas pour les marchandises. Comme la République Dominicaine avait eu des cas déclarés avant Haïti, il y avait déjà moins de gens qui circulaient. Cette fermeture va affecter davantage les marchands et marchandes qui faisaient le commerce sur la frontière. Mais le plus important, ce sont les camions de marchandises qui continuent à traverser, car une très grande partie des produits d’Haïti proviennent de la République Dominicaine. Haïti risquerait de mourir de famine si les marchandises ne pouvaient pas entrer dans le pays.

Question : De quels moyens, de quelles ressources dispose Haïti pour faire face à la pandémie?

Réponse : Comme pays pauvre, le pays n’a pas beaucoup de ressources en temps normal. Donc, le pays pourra tout d’abord compter sur son personnel médical et paramédical qui a reçu et qui continue à recevoir des formations pour la prévention et la prise en charge du coronavirus. Quelques hôpitaux ont déjà mis en place des lits pour l’isolement et le gouvernement commence la construction de préfabriquées pour l’isolement et le traitement dans différentes zones du pays. Il faut dire qu’Haïti a fait l’expérience du choléra!

Le ministère de la Santé a présenté son « Plan de Préparation et de Réponse au Coronavirus » (voir site web du MSPP ) à ses partenaires dont plusieurs se sont engagés à appuyer les interventions prévues dans le Plan. Haïti pourra aussi compter sur l’appui technique des organisations internationales en santé comme l’OPS/OMS (Organisation panaméricaine de la Santé/Organisation mondiale de la Santé) qui a d’ailleurs fourni les premiers tests pour le Coronavirus.

Pour les premières réponses urgentes, le gouvernement et différentes organisations commencent à appuyer des interventions comme l’acquisition de matériels de protection, l’appui logistique pour la sensibilisation et le dépistage des cas, etc. Cependant, si plusieurs cas sévères arrivent en même temps, il y aura un besoin pressant de respirateurs artificiels pour la prise en charge hospitalière. Il y a donc un urgent besoin d’investissement et de renforcement du système de santé.

Il faut dire qu’Haïti a un très bon Système de surveillance épidémiologique sur l’ensemble du territoire et que les informations sont collectées et traitées à temps pour toutes les maladies sous surveillance comme les maladies infectieuses. De plus, en 2018, le Laboratoire national de Santé publique a renforcé son Réseau national de référence des échantillons pour le rendre plus sécuritaire et plus rapide; mécanisme qui sera aussi utilisé pour le transport des échantillons du coronavirus.

En conclusion, beaucoup d’efforts pour la prévention et la préparation à la réponse sont en cours. Mais les changements de comportement ne se font pas rapidement et la situation socio-économique du pays (promiscuité dans les maisons, pauvreté, manque d’accès aux besoins de base, grande majorité de la population qui vit au jour le jour, etc.) va sûrement accélérer la transmission. Il faut donc se préparer au pire si le virus se propage.

Hélène Ruel

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