Un voyage dans le temps… pour les 50 ans de l’AQANU

Texte tiré du Cyber-bulletin 12.7 de l’AQANU avec ajouts de photos d’époque

«C’est où Haïti?». Cette question, Roland Gingras l’a posée il y a plus de 50 ans, à des collègues comme Huguette Turcotte et Gaétan Jean lorsque ceux-ci lui ont proposé de participer à un stage organisé par l’Association canadienne des Nations-Unies (ACNU).

Cinquante-deux ans plus tard, Roland Gingras, qui, avec Robert Arseneault (également de Victoriaville) et Pierre Dextraze, a signé la charte fondatrice de l’AQANU en novembre 1972, raconte comment Haïti a changé le cours de sa vie et celle de sa famille.
Entre 1970 jusqu’en 2013, Roland a effectué 104 séjours en terre haïtienne. On l’associe intimement à Rallye Tiers-Monde Bois-Francs (Solidarité Nord Sud aujourd’hui), l’ACNU, l’AQANU et à Solidarité Jeunesse. Il a été tellement présent en Haïti qu’une rue porte son nom à Kenscoff, commune montagneuse qu’il a souvent parcourue à pied.

À son 100e séjour en Haïti, les paysans de Kenscoff lui avaient offert cette bannière. (Photo Hélène Ruel)

À peu près tout le sous-sol de sa demeure de Victoriaville s’imprègne des couleurs d’Haïti. Roland conserve précieusement ses archives, de son journal quotidien à cette immense bannière qu’en Haïti les paysans de Kenscoff lui ont offerte pour souligner son 100e séjour, en passant par des comptes rendus de réunions, des dépliants de promotion de stages, des listes de personnes ayant participé à des stages en Haïti, des médailles et certificats honorifiques, des articles de journaux, etc.

Tout est soigneusement classé et rangé, jusqu’à ces modèles réduits d’avion suspendus au plafond, rappelant les différents types d’aéronefs qui l’ont si fréquemment conduit en Haïti.
À 87 ans, Roland possède une mémoire phénoménale, identifiant les personnes, les lieux, les événements.
Et c’est dans ce même sous-sol où se sont tenues tant de réunions qu’il témoigne de son parcours.

Roland Gingras plongé dans ses souvenirs. (Photo Hélène Ruel)

Moniteur, professeur, organisateur

Originaire de Plessisville, il a pour ainsi dire vécu ses premières expériences d’organisateur alors que pendant une dizaine d’années il était moniteur au terrain de jeux.
Il oeuvrait à titre de professeur de mécanique, marié et père de quatre enfants, lorsque ses collègues Huguette (enseignant la couture) et Gaétan (enseignant la soudure) lui ont proposé de participer à un stage de sept semaines en Haïti.
Il se devait évidemment d’en parler à Lise, sa conjointe. «Lorsque je lui en ai parlé, elle n’a pas dit mot un mot.» Il lui a fallu quelques jours avant d’accepter de voir son Roland partir presque tout l’été pour Haïti.
Elle allait dire «oui» pendant plus de 40 décennies… trois fois par année.
Dix-huit personnes de la grande région des Bois-Francs (dont Robert Arseneault) se sont rendues en Haïti cet été-là, «parrainées» par l’organisation haïtienne SOVIR (Service d’organisation de la vie rurale), laquelle leur procurant des laissez-passer pour voyager à travers le pays. Ce stage constituait le troisième organisé par André Dallaire de la section Ville-Marie de l’ACNU, le premier l’ayant été en 1969.
Roland rappelle l’époque, parlant du régime Duvalier en Haïti. «Et puis, avec l’Expo ’67, le monde avait découvert le Québec et le Québec s’était ouvert au monde.»
À Flon où ils sont installés et où ils ont travaillé (un peu, dit Roland) à construire des rigoles, les gens des Bois-Francs sont sollicités par des parents haïtiens éplorés par la disparition de leur école soufflée par un ouragan.
«On s’est demandé ce qu’on pouvait faire», se souvient Roland.
Déjà, à Victoriaville, le prêtre André Genest avait, avec, entre autres, André Guillemette, organisé un Rallye Tiers-Monde (en mai 1970).
Selon les journaux de l’époque, cette longue marche de 20 milles dans les rues de la Ville réunissait, en mai, des milliers de marcheurs «commandités», majoritairement des jeunes. La Marche visait à sensibiliser la population d’ici aux réalités de ce qu’on désignait alors les pays du Tiers-Monde. En 1971, par exemple, on avait amassé une somme de près de 20 000 $ et en 1972, la Marche avait récolté un peu plus de 14 000 $, selon les journaux de l’époque.
C’est donc avec de l’argent amassé par cette annuelle activité qu’on a pu, à l’été 1972, entreprendre la construction de l’école de Flon, une école toujours debout, se réjouit Roland. Comme toutes celles construites au fil des ans dans 17 autres villages haïtiens, avec du soutien financier sylvifranc, ajoute-t-il.

D’une scission naît l’AQANU

La question du financement a provoqué bien des remous. «L’ACDI (Agence canadienne de développement international) venait de naître. Rallye Tiers-Monde ne pouvait obtenir du financement de cette agence. L’ACDI considérait que l’organisation de Rallye était trop petite, pas suffisamment structurée et ne tenait qu’une activité par année.»
Roland poursuit en expliquant qu’afin d’amasser des fonds pour des projets en Haïti, André Dallaire de l’association pancanadienne ACNU avait eu l’idée de noliser un avion et d’offrir des voyages de vacances de Noël en Haïti. Cela permettait tout à la fois de faire connaître les projets de développement, de favoriser les rencontres avec la population haïtienne. 

Souvenir de la première proposition de vacances en Haïti.

La proposition a eu du succès. Lors d’une assemblée de l’ACNU tenue à Winnipeg, il a été exigé que la somme amassée par ces vacances «nouveau style» lui soit remise pour des projets au Canada. «Ce que nous avons refusé!» 
Et c’est ainsi que l’AQANU est née, se dotant d’une structure autonome et légale en 1972… et que pendant plus d’une décennie elle a organisé stages et voyages en Haïti.

Bénévolement, insiste Roland, le notaire Claude Perron a préparé tous les documents requis, les «membres de la nouvelle association étant les passagers ayant pris place au premier voyage de Noël!»

Dès 1972 s’enracinaient les valeurs de l’AQANU, le bénévolat et la réalisation de projets que demandaient les paysans haïtiens comme l’indique Roland dans une vidéo :

De participant qu’il était en 1970, Roland a ensuite assumé diverses fonctions, souvent responsable de la logistique des séjours des Canadiens en terre haïtienne, accompagnant jeunes et adultes.
Pendant près de 20 ans, il a siégé au conseil d’administration de l’AQANU.
Des visages connus… et reconnus

Ricardo Dorcal et Roland Gingras, deux des piliers de l’AQANU. (Photo Hélène Ruel)

Avec Ricardo Dorcal et l’animateur Rock Tourigny entre autres, Roland Gingras est l’un des visages des Bois-Francs les plus associés à la cause haïtienne, à l’AQANU, mais aussi à Solidarité jeunesse.
À sa retraite de l’enseignement, en 1992, Roland a accompagné des groupes d’élèves du secondaire. Rock Tourigny organisait des séjours de sensibilisation à Kenscoff, allant à la rencontre du père Occide Cico.
«C’est Gaétan Jean qui avait, pour la première fois, rencontré le père Cico. C’était au milieu des années 1970. Il m’avait dit avoir vu un bonhomme assis dans les marches de l’église. Comme Gaétan parlait créole, il s’était adressé à lui. «On a le partenaire!», s’était exclamé Gaétan en faisant allusion au prêtre.»
À ses élèves, Roland avait parlé projet de captage d’eau à Dumisseau, un projet du père Cicco. Il se souvient que le Warwickois Claude Pépin, ayant eu vent de ce message aux élèves, lui avait téléphoné pour lui dire qu’il était prêt à aller à la rencontre du prêtre afin de lui remettre en personne les 4000 $ amassés pour le projet. M. Pépin s’apprêtait à se rendre en Haïti avec son épouse Lise et le photographe Richard Côté. «Deux semaines plus tard, à minuit le téléphone sonne. Je me suis demandé qui était mort? C’était Claude Pépin qui m’appelait pour me dire qu’il avait rencontré le père Cico.»

Le retour de Ricardo Dorcal en Haïti

C’est ce même religieux qui, dès son arrivée à l’aéroport de Port-au-Prince, est entré dans l’avion pour accueillir Ricardo Dorcal en 1983.
«Je n’étais pas retourné dans mon pays depuis mon départ en 1967», souligne l’Haïtien d’origine, Victoriavillois d’adoption. «Lorsque le père Cico est venu dans l’avion, certains pensaient qu’il venait m’arrêter, parce que Duvalier l’avait déjà présenté comme le «macoute» de l’année comme pour s’approprier ses succès d’organisateur.»
L’histoire de l’engagement de Ricardo est inextricablement liée à celle de Roland Gingras. C’est chez lui, avec la «gang de Victo» que Ricardo a renoué des liens, même à reprendre confiance en son pays natal.
Il en était sorti avec une autorisation «quasi présidentielle», ayant été «bloqué» à l’aéroport en juin 1967, juste derrière son ami, Rony Joseph, également Haïtien d’origine et Victoriavillois d’adoption. «J’étais, alors, enseignant à l’école publique et on refusait que je quitte le pays.»
De «pot-de-vin en pot-de-vin», l’enseignant haïtien a fini par pouvoir sortir du pays en décembre 1967, les frères du Sacré-Coeur ayant, de leur côté, multiplié les démarches afin de le recruter au Collège de Victoriaville.

Des projets durables

Et, en créole, le menu haïtien que l’on servait aux convives.

C’est ainsi par l’AQANU et par Roland que Ricardo s’est engagé à fond dans des projets en Haïti, s’y rendant fréquemment pour le suivi des projets, organisant sans relâche le fameux et annuel souper haïtien, d’abord à la Poly Le Boisé, puis au Centre communautaire d’Arthabaska. Selon les années, l’activité permettait de recueillir entre 7000 $ et 15 000 $, de quoi «nourrir» tout un éventail de projets en agriculture, en alphabétisation, en adduction d’eau, en construction d’écoles, etc. Lui aussi a une rue à son nom, celle-là à Boucan Carré.
Grâce à cette autre «bougie d’allumage», Agathe Pellerin, Sylvifranche installée en Haïti depuis plus de 40 ans, le rayon de l’AQANU a pu s’étendre à plusieurs régions, Port Margot, Saint-Michel de l’Attalaye, Pilate, etc.
À l’instar de Roland dont il dit avoir pris la succession, Ricardo se plaît à dire que la majorité des projets soutenus par l’AQANU ont survécu, même si, parfois, ils n’empruntent pas nécessairement la forme originellement élaborée.
Depuis une dizaine d’années, Ricardo a délaissé l’organisation des activités de l’AQANU. Il n’en reste pas moins attentif à ce qui se passe, ici comme en Haïti. La pandémie a brisé beaucoup de liens ici, ralentissant le rythme des activités, observe-t-il, et le climat sociopolitique en Haïti le désespère.
«Avec l’AQANU, on a vu que plein de gens aimaient Haïti au point de vouloir aider les paysans», comme il l’exprime dans cette vidéo :

Après Duvalier, dit-il, Haïti a «piqué du nez» et le monde se détourne du pays maintenant rendu dans les «bas-fonds». Ricardo ne voit pas trop comment Haïti va se sortir de sa triste condition.
«Les riches se promènent dans leur grosse voiture climatisée, blindée, vont se faire soigner en République dominicaine ou ailleurs, au Canada ou aux États-Unis. Ils ne sentent plus l’odeur du pays. Et comme pour le virus qu’ils disent avoir été inventé par les Blancs pour faire disparaître les Noirs, ils véhiculent le faux pour rester les maîtres.»
Ricardo poursuit en disant qu’il ne voit pas de leader émerger, que le gouvernement d’Aristide a littéralement «tué» le pays, anéanti l’armée de sorte que s’est installée la «pourriture» des gangs. «Avant, c’est à coups de poing qu’ils se battaient, maintenant, c’est avec de grosses armes.»
Et pourtant, note-t-il, Haïti pourrait tellement profiter de son climat, de ses beautés naturelles, de ses couleurs, du soleil et de la mer… comme sa voisine, la République dominicaine!
De son côté, Roland estime qu’il est triste, extrêmement triste de voir le peuple haïtien aussi démuni. «Les injustices m’ont toujours mis en maudit!»
«Ici, on meurt dans la ouate, alors qu’en Haïti, j’ai vu des gens mourir dans la misère, vu une femme accoucher dans la vase, vu une jeune fille que j’encourageais dans ses études s’appuyer le nez au mur pour illustrer d’un seul geste ce qui l’attendait dans le futur.»
C’est sa condition physique qui a mis fin aux séjours de Roland en Haïti, lui qui était réputé pour «crinquer le ressort des paysans», retournant dans les villages pour leur «prouver qu’on ne les oublie pas».
«Vive l’AQANU, vive les 50 ans», conclut Roland dans une vidéo où il se dit content de tout ce qui a été accompli depuis la fondation de la «petite association».
Si l’AQANU ne peut actuellement être présente en Haïti pour le suivi des projets, elle doit, selon Ricardo, continuer de faire parler d’elle, de montrer son visage, de parler des paysans haïtiens.
«Les gens croyaient à nos projets, savaient que nous ne profitions pas de leurs dons et savaient aussi que nous aidions directement les paysans haïtiens.»
À 79 ans, après près de 30 ans d’engagement à l’AQANU, Ricardo espère que l’association puisse montrer qu’elle est toujours vivante.

Hélène Ruel

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